
Tous les matins à 9h30, Annie Borgia accueille un chroniqueur qui nous donne son avis, son humeur, son coup de coeur ou son coup de gueule.
Ce jeudi, Serge Moro. Notre chroniqueur a choisi de nous parler de nos anciens et de la situation dans les EHPAD. Il commence par cette pensée "C’est rare de parler dans les médias des personnes âgées. Comme si le sujet était tabou !" et finit sa chronique avec ces mots "Il faut agir pour que nos aînés profitent de plus de sérénité. Le dire, c’est bien, le ressentir, c’est encore mieux."
Pour accompagner sa chronique retrouvez un texte écrit par Serge Moro après des visites en EHPAD qui l'ont ému.
"Pour vous transmettre un peu de cette émotion qui m’a saisie lors de mes visites dans des EHPAD, je me permets de vous dire un petit texte. Son titre : La chaise en velours jaune.
Une chaise jaune au coin de la fenêtre. Gaston y est assis. Sur cette chaise en velours jaune. Depuis si longtemps. Il ne se souvient pas quand on l’a installé ici, Gaston. Cette chaise, face à la baie vitrée, c’est son univers, son royaume. Ses yeux fixent un point dans le paysage, loin, sur la montagne ! Il y allait souvent là-haut, dans un autre temps. Plus qu’un souvenir, c’est de sérénité que lui parle cet ailleurs.
Son dos est raide, trop raide, droit. Gaston a 107 ans. Cela n’existe plus Gaston comme prénom. La faute à ses parents, contemporains du Président Gaston Doumergue, lecteurs assidus de Gaston Bachelard. Lui, Gaston, le doyen de l’EHPAD des Belles Feuilles, est encore là, dans ce temps éreinté des heures immobiles.
Ses trois enfants sont partis. Au ciel. On l’espère. Avant lui. Rien de plus normal quand on vit si longtemps. Jean, Louis et Pierre… Il se souvient parfois des prénoms de ses trois fils qu’il avait tant chéris dans leur enfance joyeuse, au creux de leur grande maison, là où il a aimé Marie, son amante, sa femme, la mère de ses trois garnements.
IIs ont bien vécu, Jean, Louis et Pierre. Après le décès de leur mère, à 52 ans, foutu cancer, ils se sont éloignés de Gaston. La faute au malheur, cela amène ailleurs. Là où la mémoire n’est pas en pleurs. Gaston ne sait plus s’il a eu des petits enfants. Viennent-ils le voir ? Il ne peut le dire. Depuis quelques années, Gaston peine à se souvenir du visage de Marie. Alors il prend dans ses mains noueuses la photo sépia qu’il a toujours là, serrée contre son cœur. Dans ces brefs instants, Gaston a 20 ans, le corps en flammes…
Un petit matin comme un autre, sur sa chaise en velours jaune devant la baie vitrée, ses yeux n’ont plus fixé le point haut sur la montagne. Gaston s’est endormi. Enfin, pour toujours cette fois.
Ce qui était à Gaston fut dispersé à l’encan. Pas grand-chose, deux fois rien. L’éternité d’une vie, c’est si long quand tous les autres sont partis. Et après, il ne reste rien. Pour Gaston, même pas un nom sur une pierre ou un souvenir dans un cœur. L’incinération a été prise en charge par l’EHPAD des Belles Feuilles. Ses cendres, nul ne sait où on les a remisées.
Dans l’ancienne chambre de Gaston, par la porte entrouverte, des notes de musique glissent sur la chaise jaune. Et Jacques Brel chante : « Les vieux ne meurent pas, ils s'endorment un jour et dorment trop longtemps… ». La chaise jaune est vide, le matin du jour d’après le grand sommeil de Gaston. Elle attend un autre dos pour la protéger du soleil montant de la journée à venir. De toutes ces journées à venir… "
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